Partie II – JTC Resource Bulletin, « ODR for Courts ». De la mise en place de l’ODR, vers une expérience réussie

Par Pierre Legros

            Le premier volet de ma trilogie de billets de blogues, analysant en détail le bulletin « ODR for Courts » du JTC (Joint Technology Committee), nous a permis de constater que la définition de l’ODR (Online Dispute Resolution) est extrêmement large. Dès lors, il n’existe pas une, mais de nombreuses possibilités d’intégration d’un tel processus dans le système judiciaire.          
           

Les multiples options d’intégration de l’ODR par les tribunaux

            D’un point de vue économique, le bulletin du JTC, étant principalement à destination des gestionnaires de tribunaux, préconise vivement une intégration complète de l’ODR à l’échelle du tribunal, plutôt que de laisser se développer un marché privé parallèle de la résolution extrajudiciaire des conflits. Un partenariat public-privé est toutefois fortement recommandé, afin que les tribunaux n’aient pas à développer individuellement leur propre plateforme d’ODR. A ce titre, l’entreprise « Court Innovation » propose actuellement ses solutions pour la Michigan 61st District Court Online Case Review (examen en ligne des causes du 61e district du tribunal du Michigan), Michigan 14A District Court Online Case Review (examen en ligne des causes du 14e district A du tribunal du Michigan) et de la  Franklin County Municipal Court Online Dispute Resolution (Résolution en ligne des litiges de la  Cour municipale du comté de Franklin).

D’un point de vue juridique, tous les cas ne se prêtent pas au règlement en ligne des différends. Pour ceux qui ne le sont pas, certains processus ou parties de l’affaire pourraient néanmoins être traités en ligne. C’est pourquoi, dans le cadre d’une première mise en œuvre de l’ODR, les tribunaux devront non seulement penser à désigner préalablement la – ou les – matière(s) concernée(s) par la résolution en ligne, mais également à préciser le caractère facultatif ou obligatoire du site ou de l’application.

S’inspirant de la politique des petits pas, le bulletin du JTC conseille de limiter la complexité de la première initiative de résolution en ligne des conflits, afin d’obtenir une adhésion progressive de tous les acteurs du système judiciaire à cette immixtion de la technologie dans la résolution des conflits. L’objectif sera évidemment de tirer parti des connaissances acquises dans le cadre du premier projet pilote, pour pouvoir ensuite étendre l’expérience à des processus et types de cas plus complexes. Fort de ces conseils, le JTC préconise de commencer la première initiative d’ODR avec un type de cas dont l’arriéré s’accumule, ou qui est principalement transactionnel, tels que :

En parallèle, dans sa dernière analyse d’enquête publiée en 2018, le NCSC (National Center for State Courts) a dévoilé des résultats intéressants, révélant l’opinion publique sur le sujet. Il existe une distinction claire entre les types de cas que les citoyens sont prêts à envisager pour le règlement en ligne des différends, comme en témoigne le tableau ci-dessous dévoilant le pourcentage de personnes susceptibles d’utiliser l’ODR pour différents besoins juridiques en matière civile. (« <50 / 50+ » fait référence à l’âge ; « Non-Coll / Coll » fait référence au suivi ou non d’études universitaires ; les chiffres financiers font référence au salaire).

À partir de ce tableau, il est possible de constater que le règlement en ligne des différends est perçu comme un moyen rentable de régler les cas de faible montant. Les contraventions, les dettes à la consommation et les petites créances sont toutes considérées comme un bon point de départ. Les différends en matière de logement et l’obtention d’un verdict de règlement présentent moins d’intérêt aujourd’hui, mais pourraient trouver plus d’ouverture avec le temps. Les plus jeunes sondés, ainsi que ceux ayant un niveau de scolarité ou un revenu élevé, sont plus susceptibles d’opter pour une ressource en ligne, plutôt que pour le palais de justice. Toutefois, pour le moment, aucun groupe ne semble trouver appropriée l’alternative en ligne pour traiter les questions familiales, ce qui vient quelque peu pondérer les suggestions proposées par le JTC.

Les propositions de cas précédemment mentionnées sont celles conseillées par le comité en vue de la première mise en place de règlement en ligne des litiges au sein d’une juridiction. Dès lors que ce premier projet s’avèrera être une réussite, le champ des possibles s’élargira naturellement. À ce sujet, force est de constater que le premier projet pilote de la plateforme PARLe-OPC est en pleine voie de réussite, comme en témoigne les derniers chiffres suivants :

C’est pourquoi, après avoir lancé la deuxième utilisation de la plateforme PARLe en partenariat avec le Tribunal de l’autorité du secteur des condominiums d’Ontario (TASC), le Laboratoire de cyberjustice lancera prochainement, dès le 15 juillet 2019, la plateforme PARLe-CNESST. En collaboration avec la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail du Québec, la plateforme d’aide au règlement de litiges en ligne sera amenée, pour la toute première fois, à traiter un nouveau type de conflit, allant au-delà des différends de faible montant et de basse intensité. En effet, il s’agira ici de conflits de moyenne, voire de haute, intensité et de moyen, voire de haut, montant. Autrement dit, le Laboratoire se lance dans un nouveau projet pilote innovant, allant au-delà des recommandations formulées par le JTC, dont les résultats devront être suivis attentivement. Toutefois, pour assurer son succès, il convient de prendre connaissance des prérequis et bonnes recommandations fournis par le JTC dans leur bulletin.

Quelques prérequis et recommandations pour la mise en place réussie d’un projet d’ODR

            Lorsqu’ils évaluent le potentiel du règlement en ligne des différends dans leur juridiction, les tribunaux doivent tenir compte de diverses considérations juridiques, techniques,  pratiques et éthiques. À l’image d’une entreprise, les tribunaux doivent d’abord établir leur propre « business plan » ou plutôt « technology plan » en vue de préparer la mise en place de l’ODR. En pratique, chaque tribunal se doit d’évaluer préalablement ses besoins opérationnels, à savoir : la gestion des dossiers, des calendriers et des procédures judiciaires, ainsi que du personnel, des finances, de la mise en place et de l’entretien de la technologie et des installations.    

Une fois ces besoins opérationnels déterminés, chaque tribunal doit se pencher sur la question du coût et du financement. Les budgets des tribunaux peuvent être influencés par de nombreux facteurs, tels que le climat politique, l’économie mondiale, le taux de criminalité et le nombre total d’affaires déposées. Un manque à gagner budgétaire est une occasion de réinventer les services judiciaires. Même si toute initiative technologique comporte certains coûts directs, l’inaction induit également des coûts tout aussi conséquents, qui peuvent pourtant être évités. Avec des objectifs clairs, une planification minutieuse et des dépenses intentionnelles, les tribunaux pourraient potentiellement être en mesure d’apporter des changements transformationnels dans les limites de leur budget existant.

Dans certains cas, les tribunaux peuvent même choisir de partager les coûts avec les utilisateurs, les organismes partenaires ou les intervenants : des subventions ou un financement ponctuel peuvent aider à lancer un projet. Dans d’autres cas, le règlement en ligne peut être financé par des parties prenantes autres que les tribunaux, tout en gardant en tête l’objectif que les frais de recours au règlement en ligne doivent être inférieurs aux coûts des transactions traditionnelles « en personne ». La première solution est sans aucun doute la meilleure : non seulement en terme de répercussion des coûts, mais également au nom de la Justice, car les mécanismes de règlement des différends en ligne financés par l’État, tels que le projet PARLe, ne sont alors qu’un prolongement logique de la mission régalienne de l’État, ce qui élimine tout conflit d’intérêts lié à des financements privés extérieurs.

“Celui qui contrôle la Cour, contrôle l’ État.”
– Aristote –

 

           Par ailleurs, le rapport du JTC fournit une douzaine de recommandations – provenant du retour d’expérience du personnel judiciaire ayant vécu une mise en œuvre du règlement en ligne des litiges – en vue de faire de l’ODR une expérience réussie

1. Se concentrer sur le public et les impliquer dans la conception du projet

Une initiative d’ODR doit commencer par une prise en considération de l’expérience judiciaire dans la perspective du public. Pour en tirer le plus grand avantage, le règlement en ligne devrait être conçu conjointement avec le public qu’il vise à servir, puis être amélioré progressivement en fonction de leurs retours d’expérience.

2. Commencer par les outils de triage et d’auto-assistance

Cela comprend non seulement la fourniture d’outils d’auto-diagnostique perfectionnés pour aider les utilisateurs à trier et à résoudre leurs propres problèmes, mais également d’outils permettant l’accès aux textes juridiques applicables clarifiés et désencombrés, de manière à être intelligibles par tout utilisateur. À titre d’exemple, le logiciel JusticeBot utilise l’intelligence artificielle pour permettre aux locataires et propriétaires d’obtenir de l’information juridique vulgarisée, plus particulièrement pour ceux souhaitant résilier un bail dans la province de Québec.

3. Faire du règlement des différends en ligne un processus d’« opt-out », en limitant les scénarios d’« option de retrait »

Pour neutraliser efficacement les déséquilibres de pouvoir inhérents aux conflits en matière de petites créances, le règlement en ligne doit être le processus, et non une alternative à un processus, afin d’éviter toute saisine directe du tribunal qui s’avèrerait être abusive.

4. Prévoir des mécanismes d’intensification et/ou d’application de la loi

En principe, les parties devraient se conformer spontanément aux accords conclus dans le cadre du règlement en ligne des différends, puisqu’elles auront participé directement à la négociation. Pour les situations plus délicates, un mécanisme d’application devrait être pensé pour encourager les parties à arriver à une entente, à y adhérer et à l’exécuter ensuite spontanément.

5. Offrir de l’aide « en direct »

Les systèmes de règlement en ligne des différends devraient offrir une assistance à l’aide de diverses méthodes techniques et non techniques, y compris une certaine forme d’aide « en direct » pour répondre aux besoins des personnes handicapées, ou ayant des barrières linguistiques, des problèmes d’accès aux technologies, etc. Observer où et pourquoi les utilisateurs accèdent à l’assistance en direct sera la clé de l’amélioration itérative, tant du processus en lui-même, que de la technologie utilisée pour l’administrer.   

6. Oublier LES formulaires, préférer LE formulaire

Le personnel judiciaire et les avocats pensent généralement aux litiges en termes de juridiction compétente et de formalisme, mais les clients du tribunal ne le font pas. Utiliser les arbres de décision et l’apprentissage automatiquecomme le fait Google – permettrait d’anticiper les questions et guider les utilisateurs vers la bonne voie : ainsi, grâce à l’automatisation, l’ODR peut directement soumettre le litige au bon tribunal, sur le bon formulaire.        
À titre d’exemple, la plateforme PARLe-OPC invite une partie à créer un compte, puis à remplir en ligne deux formulaires distincts : l’un visant à décrire la cause du différend, l’autre permettant de présenter une proposition de règlement. Le Laboratoire a fait le choix de conceptualiser ces formulaires par des propositions d’options en langage clair, intelligible et non juridique (bien qu’en partie conçu par des juristes) : le premier formulaire offre ainsi des options telles que « les biens ne sont pas tels que décrits », « les biens sont défectueux », etc., tandis que le second permet aux consommateurs de demander un remboursement partiel ou total, chacun laissant toujours la possibilité de donner plus de précisions, puis de téléverser des documents.      

7. Garder le processus très simple

Plus un processus est complexe, moins il a de chances d’être mené à terme. Les experts du processus judiciaire recommandent de limiter les processus à un maximum de six ou sept étapes, qui peuvent être réalisées dans un laps de temps relativement court, notamment en évitant toute redondance dans les étapes de collecte de l’information et en ne demandant que les informations strictement nécessaires à la résolution du conflit. Le délai prescrit variera toutefois selon le type d’affaires, la juridiction et d’autres circonstances spécifiques.

8. Utiliser un processus de développement Agile

La meilleure façon de mettre en œuvre l’ODR est d’utiliser des cycles de développement agiles. Chaque version itérative peut alors améliorer les fonctionnalités ou l’interface afin de mieux répondre aux besoins des utilisateurs. Les utilisateurs sont ainsi impliqués tout au long du processus et seront probablement confrontés à certains aspects du système qui ne répondent pas immédiatement à leurs besoins ou à leurs attentes.  Les ajustements apportés progressivement sont une indication que le concepteur est à l’écoute des commentaires des utilisateurs et y répond continuellement, et non nécessairement que le système était mal conçu.      

9. Mettre en œuvre l’ODR par étapes

Une mise en œuvre progressive permet à l’équipe impliquée d’apprendre et de répondre aux questions soulevées par un projet pilote, avant de les présenter à un public plus large. De plus, la sensibilisation et l’acceptation au sein de la communauté des intervenants est essentielle, afin de réduire – voire d’éliminer – la résistance fondée sur la méconnaissance ou la méfiance.

10. Envisager des horaires flexibles et/ou des rôles hors site pour le personnel

L’un des principaux avantages de l’ODR, pour les utilisateurs, est son accessibilité sur Internet à tout moment et en tout lieu. Certains membres du personnel risquent donc de devoir travailler à des heures non traditionnelles, d’autres pourraient tout à fait travailler à domicile ou par satellite.           

11. Relations entre le contrat à effet de levier et le fournisseur

« Construire ou acheter, telle est la question ». Dans la plupart des cas, l’achat d’un produit prêt à l’emploi personnalisable est une meilleure décision. En effet, une foule de problèmes sont associés aux efforts de développement interne ponctuel, y compris la documentation, la formation des utilisateurs et les ressources pour le développement continu et le soutien à long terme.

Le marché des logiciels commerciaux est robuste et concurrentiel, ce qui rend les logiciels de haute qualité accessibles aux organisations ayant une expertise technologique limitée. L’externalisation stratégique de la main-d’œuvre peut ainsi accroître les lacunes dans les compétences du personnel.

12. Mesurer le succès

Les tribunaux doivent mesurer régulièrement leurs rendements, mais pas seulement, puisqu’ils doivent également porter une attention particulière aux retours d’expériences des utilisateurs, afin de pouvoir améliorer sans cesse le processus.    

       

            Par conséquent, l’ODR n’a certainement pas vocation à s’appliquer à tout type de cas, et donc à remplacer les palais de justice. De plus, la mise en place d’une plateforme d’ODR nécessite un certain temps d’étude de marché, de vérification des prérequis et de suivi des recommandations énoncées. En effet, nous aurons l’occasion de voir, dans le dernier volet de ma trilogie de billet de blogue, que l’implantation de l’ODR implique nécessairement la prise en compte de difficultés nouvelles pour le monde de la justice. Si l’ODR est de plus en plus présent, il faut donc reconnaître que instauration se fait petits pas par petits pas.

Ce contenu a été mis à jour le 4 juillet 2019 à 18 h 17 min.