Les facettes technologiques du NCPC : La proportionnalité procédurale (3/7)

par Antoine Guilmain

Jour funeste. Il y a exactement 260 ans, le 10 février 1755, Montesquieu s’éteignait à son domicile parisien situé sur la rue Saint-Dominique. Écrivain et philosophe du Siècle des Lumières, il nous léguait un héritage sans précédent. Qu’il nous suffise de référer à son incontournable traité De l’esprit des lois. L’œuvre de Montesquieu baigne toute entière dans un souci récurrent et systématique de proportionnalité. Il condamne sévèrement les extrêmes et, partant, introduit le sacro-saint principe de séparation des pouvoirs. Dans la même veine, il appréhende avant tout la justice comme « un rapport de convenance entre deux choses ». À cet égard, citons cet extrait des plus révélateurs :

« Si vous montez trop haut, vous brûlerez la demeure céleste, si vous descendez trop bas, vous réduirez la terre en cendres. N’allez point trop à droite vous tomberiez dans la constellation du serpent, n’allez point trop à gauche vous iriez dans celle de l’Autel ; tenez-vous entre les deux. »

Ce topos de proportionnalité est aujourd’hui loin d’être dépassé. Et ceci se vérifie notamment en droit québécois. Lors de la réforme du Code de procédure civile en 2003, le Législateur a en effet cherché à insuffler un vent de fraîcheur en codifiant un certain principe de « proportionnalité procédurale ». En substance, l’action des parties et des tribunaux doit désormais être inspirée par « une même préoccupation de proportionnalité entre, d’une part, les procédures prises, le temps employé et les coûts engagés et, d’autre part, la nature, la complexité et la finalité des recours. » Depuis ce jour, la proportionnalité s’est progressivement infiltrée dans tous les recoins de la procédure civile. Tout praticien pourra réciter une foule d’anecdotes impliquant, de près ou de loin, la proportionnalité procédurale (qu’il s’agisse de transférer un dossier dans un autre district judiciaire, d’interpréter des règles de procédure, de mettre fin à des interrogatoires préalables, etc.).

Le nouveau Code de procédure civile (ci-après « NCPC ») ne déroge pas à cette tendance. Lui aussi élève la proportionnalité au rang de « principe directeur ». Cette intention de principe est à la fois exprimée dans les notes explicatives et la Disposition préliminaire ; selon cette dernière, le NCPC vise « l’application juste, simple, proportionnée et économique de la procédure ». Par ailleurs, l’article 18 NCPC vient concrétiser la portée du principe de proportionnalité en ces termes :

« Les parties à une instance doivent respecter le principe de proportionnalité et s’assurer que leurs démarches, les actes de procédure, y compris le choix de contester oralement ou par écrit, et les moyens de preuve choisis sont, eu égard aux coûts et au temps exigé, proportionnés à la nature et à la complexité de l’affaire et à la finalité de la demande.

Les juges doivent faire de même dans la gestion de chacune des instances qui leur sont confiées, et ce, quelle que soit l’étape à laquelle ils interviennent. Les mesures et les actes qu’ils ordonnent ou autorisent doivent l’être dans le respect de ce principe, tout en tenant compte de la bonne administration de la justice. »

Ceci étant dit, que vient faire la proportionnalité procédurale en matière de technologies de l’information ? Plus concrètement, le principe de proportionnalité est-il pertinent pour justifier le recours aux technologies de l’information ? La réponse tend inexorablement vers la positive ; c’est tout l’objet de ce troisième volet du cycle de billets de blogue « Les facettes technologiques du NCPC ». Faisons un rapide tour d’horizon des décisions les plus notables en la matière.

Dans l’affaire Citadelle, Cie d’assurance générale c. Montréal (Ville), les parties ne s’entendent pas sur le type de support, papier ou numérique, à être utilisé pour la communication des pièces. D’un côté, la Ville de Montréal a transmis plusieurs documents sur un support technologique (disques compacts) ; de l’autre, certains demandeurs exigent qu’ils lui soient plutôt transmis sur un support papier. Eu égard aux coûts d’impression « astronomiques » (10 000 pages), le tribunal en vient à rejeter les prétentions des demandeurs en se fondant sur le principe de proportionnalité (article 4.2 C.p.c.). Dans les mots de la Cour, « cette règle de la proportionnalité des moyens adoptée en 2002 est aussi applicable » et « justifierait à elle seule que l’on autorise la communication des pièces sur support informatique ».

Dans Manoir Royal inc. (Bar Le Lodge) c. Régie des alcools, des courses et des jeux, le juge Babin tient des propos explicites concernant la proportionnalité procédurale et les interrogatoires à distance par un moyen technologique :

« Le législateur a voulu, depuis quelques années, dans le cadre d’une réforme de la procédure, et ce, dans l’esprit d’une saine administration de la justice, et pour diminuer les coûts du système judiciaire et ainsi faciliter l’accès à la justice pour les citoyens, permettre la présentation de procédures par la voie de la conférence téléphonique, et même de la vidéoconférence ou visioconférence, lorsque possible. »

En ce sens, comme le relèvent Monique Tessier et Pierre Dupuis, « en application du principe de proportionnalité édicté par l’article 4.2 C.p.c., et en raison de la fiabilité accrue des technologies de l’information, les tribunaux se montrent ouverts au témoignage d’un témoin, sans que ce dernier ne soit physiquement en présence simultanée du juge et des parties, notamment par l’utilisation de visioconférence. » Aujourd’hui, il existe donc une pléthore de décisions qui justifie le recours aux technologies audiovisuelles en se fondant sur la proportionnalité procédurale.

Enfin, par l’effet combiné de l’article 138 C.p.c. et des articles 28 et 74 LCCJTI, les tribunaux ont plusieurs fois autorisé la signification par voie électronique. Dans Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Tobin, la Cour consolide même son jugement en appliquant la proportionnalité procédurale :

« De plus, tenant compte des principes énoncés à l’article 4.2 C.p.c., afin de préserver la proportionnalité, eu égard à la somme réclamée en l’espèce et eu égard aux coûts afférents à une signification par la voie des journaux, la signification par courrier électronique s’avère le moyen le plus approprié dont dispose la Commission pour signifier la demande introductive d’instance. Il s’agit d’un moyen direct, pratique et peu onéreux, qui rencontre, en l’espèce, les critères de fiabilité exigés par la loi. »

Bilan. Que ce soit en matière de communication des documents, d’interrogatoires avant procès ou de signification, on voit bien que le principe de proportionnalité procédurale (article 4.2 C.p.c.) est particulièrement invoqué par les parties et admis par les tribunaux pour recourir aux technologies de l’information. Ceci étant dit, mettons ce constat à l’épreuve du NCPC ; autrement dit, en quoi ce texte sanctionnateur change-t-il la donne ? Le NCPC modifie sensiblement l’ordonnancement processuel, notamment sur le plan technologique. Plus concrètement, deux dispositions de nature fort différente coexistent désormais :

  • D’une part, l’article 18 NCPC qui reprend le principe de proportionnalité procédurale. Il s’agit d’un principe directeur qui permet toujours de justifier le recours aux technologies de l’information. Rien de nouveau à ce niveau.
  • D’autre part, l’article 26 NCPC qui est inédite et vise à « privilégier l’utilisation de tout moyen technologique approprié ». En dépit de son statut de règle d’application, nous avons largement démontré que la terminologie utilisée est aussi imprécise que complexe.

Malgré une finalité commune – à savoir favoriser le recours judiciaire aux technologies, ces deux dispositions présentent une facture bien différente. C’est du moins la position que nous soutenons. La proportionnalité procédurale est un principe souple et flexible, qui a fait ses preuves pour justifier l’utilisation des moyens technologiques. Les développements antérieurs en témoignent largement. Au contraire, l’article 26 NCPC est une règle aux contours imprécis avec de nombreux éléments restant encore à déterminer. Pire, il aurait même tendance à rigidifier le recours aux technologies de l’information. Il y a ainsi lieu de privilégier l’utilisation de tout moyen technologique, tout en s’assurant de sa « disponibilité tant pour les parties que pour le tribunal » et en prenant en compte « l’environnement technologique qui soutient l’activité des tribunaux ». Il s’agit là de la lettre de la loi… pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?

Faisons nos totaux sans avoir peur des mots : l’article 18 NCPC présente un potentiel interprétatif avéré pour favoriser les technologies, tandis que l’article 26 NCPC révèle une pertinence rédactionnelle des plus discutables. Aussi bien comparer un lingot d’or à une barre de plomb. Le tableau ci-dessous vise, de manière volontairement simplifiée, à résumer nos conclusions :

Le nouveau Code de procédure civile et le recours aux TIC
La faveur aux moyens technologiques La proportionnalité procédurale
Disposition Article 26 NCPC Article 18 NCPC
Statut Règle d’application Principe directeur
Portée Spécifique Générale
Existence Récente Ancienne
Interprétation Inexistante (aucune décision) Existante (plusieurs décisions)
Caractéristique Rigidité (conditions précises) Flexibilité (cas par cas)
Pratico-pratique Pertinence rédactionnelle discutable Potentiel interprétatif intéressant

Ce contenu a été mis à jour le 28 avril 2015 à 22 h 45 min.