Non-Fungible Tokens (NFTs) à l’ère du Web 3.0 |Cartographie des enjeux juridiques

Par Sébastien Meeùs – auxiliaire de recherche au Laboratoire de cyberjustice

Les jetons non fongibles (abrégés NFTs en anglais) ont commencé à susciter l’intérêt du grand public en 2021 et cette tendance n’est pas près de s’arrêter en 2022. Après un premier tour de piste, il est temps de considérer cette technologie au-delà de son fonctionnement technique ou de son impact environnemental pour se concentrer sur ses enjeux juridiques. À l’instar de la plupart des innovations technologiques, la promesse d’un objectif intègre peut rapidement se transformer en une utilisation insidieuse de l’outil en l’absence de garde-fous. Pour pallier cette insécurité juridique, le droit doit désormais s’intéresser aux NFTs et leur impact dans plusieurs de ses branches.

Dans ce billet, nous proposons une cartographie des enjeux juridiques en liant plusieurs exemples d’application concrète de ces jetons à un domaine du droit afin de former la problématique correspondante.

Interlude technique

Un jeton non fongible est un outil technique constitué de blocs de données et dont la fonction théorique consiste à rendre unique un fichier purement numérique. Dans un monde connecté où règne le copié-collé, les NFTs ont donc le potentiel de redistribuer les cartes en permettant d’authentifier et de tracer la propriété d’un bien numérique. Le site officiel d’Ethereum (le protocole d’échanges décentralisés plébiscité pour les NFTs) nous renseigne davantage sur la formation d’un jeton non fongible : il se crée par la « frappe » (ou forge) d’un code stocké dans un smart contract qui attribue la propriété sur une empreinte numérique et qui indique sa méthode de transmission, en conformité avec certains standards (l’ERC-721 étant le plus utilisé actuellement). Le fonctionnement des NFTs dépend donc de la blockchain, qui permet d’authentifier une information et de conserver l’historique des modifications.

Fig. 1 : Représentation du fonctionnement d’un jeton non fongible.

L’information conservée par le NFT n’est pas le bien numérique en tant que tel, mais seulement une représentation (ou une réplique ou même un reçu, car il n’y a pas encore de consensus sur la terminologie) d’un actif sous-jacent. Nous reprenons l’explication de Jocelyn PITET sur l’articulation dans le smart contract qui en découle : « [le jeton] pointe à l’aide d’un lien (URL ou autre) vers un fichier de métadonnées stocké en dehors de la blockchain (« off-chain »), sous forme d’un fichier JSON, ou plus rarement vers l’actif que le NFT est censé représenter, comme le visuel d’une image ou encore un fichier musical. ».

Dessine-moi un jeton

La gamme de jetons non fongibles est vaste, de la pièce de collection numérique à l’investissement spéculatif sur un marché secondaire. Un exemple récent et original : le premier message par SMS vendu pour la somme de 132.000 euros aux enchères de Paris en décembre 2021. En réalité, l’objet de la vente est la réplique, sous forme de métadonnées uniques, du protocole de communication opéré entre les deux appareils en 1992. Tous les types de biens numériques sont susceptibles d’être reliés à des NFTs, qui sont ensuite placés sur des plateformes d’échange dédiées (la plus populaire étant OpenSea). Les grands acteurs des industries les plus dématérialisées (art, musique ou jeu vidéo) se sont lancés dans l’aventure ou y songent, déclarant que les jetons non fongibles seront l’innovation technologique de la décennie. La promesse est séduisante : une plus grande autonomie pour les individus grâce à un contrôle supplémentaire sur certains éléments de l’environnement numérique et l’arrivée de nouveaux modèles économiques.

Cartographie des enjeux juridiques – L’envers du jeton

Développons maintenant les problématiques sous-jacentes des jetons non fongibles en rattachant ces liens cryptographiques à des concepts juridiques, au moyen d’exemples concrets, pour mettre en évidence les zones grises de cette innovation technologique.

Fig. 2 : Derrière les promesses des NFTs, de véritables problématiques juridiques.

Propriété intellectuelle : La crypto-contrefaçon de biens physiques est devenue réalité par la vente de leur réplique numérique sous forme de NFTs. Des œuvres d’art de Picasso aux objets de luxe tels que les sacs à main Hermès, rien n’échappe à la conversion numérique avec ou sans autorisation des détenteurs de droits. À chaque fois, des centaines de jetons quasiment identiques sont disponibles à la vente sur la plateforme OpenSea qui ne se préoccupe guère de la qualité de la personne qui y poste une annonce.

Même en dehors de toute volonté litigieuse, les effets juridiques entourant le smart contract restent flous : cession de droits, licence ou vide binaire ? Une solution se trouve peut-être du côté d’IPwe qui travaille avec IBM au développement d’une structure de brevets sous forme de NFTs et qui s’inscrit dans un projet plus global de protéger la propriété intellectuelle par la blockchain.

Protection des renseignements personnels : L’un des dénominateurs communs des différentes législations sur la protection des données dans le monde (RGPD, CCPA, Projet de loi 64 au Québec) est la place accordée aux droits des individus sur leurs données à caractère personnelles. Or le fonctionnement de la blockchain, figeant l’information dans une chaîne de liens décentralisés, se heurte à l’exercice de certains de ces droits. En d’autres termes, cette technologie se concentre sur la sécurité de l’information, et non sur la protection de la vie privée et des droits qui s’y rattachent : droit d’accès, de rectification et droit à l’oubli. Bien que ce dernier ne soit pas absolu, il reste à s’interroger sur sa mise en pratique dans les cas qui réunissent les conditions, s’ils existent, et sur le rôle du principe de minimisation des données comme correctif (satisfaisant ?) aux limites de rectification et de suppression d’information dans la blockchain.

Droit financier : Certainement le domaine avec le plus d’impact sur le potentiel d’attractivité des jetons. En fonction de leur qualification juridique, ceux-ci pourraient tomber dans le champ d’application de réglementations financières aux obligations lourdes (par exemple, en tant que valeur mobilière). À l’heure actuelle, aucune autorité de contrôle des marchés financiers n’a encore tranché la question, et dont la conclusion dépendra des utilisations validant des critères tels qu’un investissement dans l’expectative d’un profit, les conditions de contrôle du marché secondaire et la manière de déterminer la valeur du jeton.

Si le NFT (et son smart contract lié) conditionne des redevances (royalties), il y a fort à parier qu’il sera considéré comme une valeur mobilière rendant leur utilisation bien moins attrayante aux yeux des industries dématérialisées désireuses de les implémenter.

Ce n’est pas sans rappeler le sort des lootboxes dans l’univers du jeu vidéo il y a quelques années dont la qualification de plus en plus fréquente en jeu d’argent ou de hasard par plusieurs autorités de contrôle avait provoqué l’abandon progressif de leur utilisation par les éditeurs de jeu vidéo bien que le débat soit resté ouvert au Canada.

Application et normativité du droit : Si chacune des problématiques peut recevoir une réponse juridique, par une combinaison de règles existantes ou l’intervention des régulateurs, il subsiste l’exercice périlleux de l’application de ces (nouvelles) règles de droit à la technologie.

Ce défi dépasse la matière des NFTs et constitue un domaine actif de réflexions au format parfois inédit : une plateforme d’échange de cryptomonnaies a ainsi proposé un cadre stratégique des actifs numériques sur GitHub après de premières frictions d’ordre conceptuelles avec la Securities and Exchange Commission des États-Unis. Cette initiative rappelle en partie la notion de gatekeeper, ou contrôleur d’accès, c’est-à-dire des acteurs reconnus d’une industrie donnée qui sont chargés d’établir les conditions optimales de fonctionnement du marché, car le maîtrisant mieux que le régulateur (délégation de la connaissance). L’élaboration et l’application du droit au moyen d’acteurs de confiance est prometteuse, mais les critères de qualification et l’étendue de la délégation restent à déterminer ce qui n’empêche pas certains acteurs du numérique de déjà s’attribuer ce titre.

Perspectives

La cartographie présentée aujourd’hui esquisse les nombreux enjeux juridiques pour le droit dans l’encadrement des jetons non fongibles. Le vaste champ d’action, miroir des catégories de biens existants, explique la diversité des enjeux juridiques. Il en ressort un besoin de contrôle, de certification, donc de confiance pour protéger les individus de cette nouvelle forme de modèle culturel, économique et social. Il sera primordial d’édicter des règles spécifiques sur ces jetons, même si cela conduit à l’épuisement (d’une partie) de leur potentiel. Une utilisation raisonnée d’un outil technologique, c’est aussi là l’un des rôles de l’encadrement juridique.

Pour approfondir le sujet, voici une analyse de ces enjeux juridiques dans l’industrie vidéoludique (jeu vidéo).

Ce contenu a été mis à jour le 21 février 2023 à 9 h 38 min.